Dans une maison de la ville de Tréguier, ce tableau trônait au-dessus d’une cheminée, face au trophée de cerf. De l’autre côté de la toile, étaient inscrites deux initiales : B de La V et D.S. La famille connaissait le sens de ces initiales : Bertrand de La V. et Deirdre Stuart, mais deux versions contradictoires circulaient dans la famille : pour certains, il s’agissait de l’adolescent peint par son institutrice anglaise ; pour d’autres, c’était au contraire l’institutrice anglaise peinte par l’adolescent. Depuis plus de cent ans, les disputes à ce sujet occupaient les dîners de la grande salle à manger glaciale, que les deux cheminées chauffaient aux extrémités de la pièce.
Malo et Servan Quirvane avaient peu fréquenté cette vaste maison du XVIème siècle qui avait été vendue à la municipalité par leurs oncles et tantes, puis aussitôt détruite pour bâtir un centre administratif en béton armé.
Ils ne se souvenaient que de cette grande pièce ainsi que d’un escalier effrayant à cause d’un crâne de faucon et d’une armure qui projetaient leurs ombres médiévales sur les marches inégales. Ils avaient surtout vu leur mère, Malouine, souffrir, soupirer, essuyer des larmes lorsqu’elle longeait l’endroit où elle avait grandi et qui n’existait plus. De cette maison, elle n’avait reçu aucun meuble, aucun objet, rien d’autre que ce tableau qui avait atterri dans la ferme des Quirvane. Après l’accident de tracteur de Gildas Quirvane, la ferme bretonne fut vendue. Malo Quirvane emporta l’unique reste de la famille de sa mère dans le Morvan. Aujourd’hui, ce petit tableau ne paraît point si petit dans l’exigu local de la Maison de négoce littéraire Malo Quirvane, rue Saint-Nicolas, à Paris. Mais les visiteurs de la maison d’édition se disputent fréquemment sur le sexe de ce visage. Un adolescent ? Une jeune femme ? Chacun sait la vérité et s’indigne de la version d’en face, comme les ancêtres de Malo dans l’antique demeure de Tréguier.