Jadis, le livre et la lecture appartenaient au domaine intellectuel, celui de la pensée, de l’introspection, de la spéculation. Étonnement : le surgissement du numérique et son recouvrement de presque tous les domaines de notre existence a fait du livre un objet très physique et de la lecture, une activité manuelle. Comme le jardinage, la pêche, la couture et la cuisine, la lecture d’un livre de papier a lieu loin des écrans, dans une position corporelle librement consentie, changeante, évolutive, et non pas le cou tendu vers l’écran et les doigts fébriles sur le clavier.
L’épure de la lecture papier, de ces lignes de mots qui ne bougent pas, de ces pages immuables, ôte à la lecture son pouvoir de distraction et de possession mais en font une aventure plus aride, comme la marche en montagne, ou le tricot d’un chandail jacquard pour le plein hiver, ou la collection de papillons, ou la récitation d’une neuvaine à Marie. Une activité plus volontaire qu’elle ne le fut quand elle était l’unique porte ouverte sur un au-delà inaccessible.
L’adolescent qui fuit le foyer familial sans en sortir ne s’évade plus par le biais du livre aujourd’hui comme il le faisait hier. Le livre a perdu son pouvoir de subversion immédiate, de fuite immobile, parce que d’autres médias happent mieux les sens. Pourtant, le livre demeure ; il demeure comme un paysage à déchiffrer avec d’autres yeux que nos yeux quotidiens qui ne voient pas ce qu’ils regardent et ne regardent pas ce qu’ils voient. Désormais, le livre exige une conversion.
Les œuvres audiovisuelles troublent les sens, les écrans avalent l’esprit ; mais la page inerte tracée de lettres noires ne s’offre qu’au conquérant des grands espaces vides de la concentration.