Cette intervention eut lieu le lundi 26 février à l’Institut Catholique de Paris, dans le séminaire que Jean-Baptiste Amadieu propose à ses étudiants de Master II ; certains suivent un cursus d’histoire de l’art, d’autres de lettres.

J’avais proposé, à Jean-Baptiste Amadieu, trois titres :

Son nom de censure dans Paris littéraire ; Censura Quirvana ; L’éditeur, ce censeur.

Il choisit le dernier titre.

Institut catholique de Paris

J’arrivai à l’ICP, rue de Vaugirard, avec assez d’avance pour faire une visite à la chapelle où sainte Thérèse de Lisieux m’attendait, souriante et pleine de grâces.

Bientôt 16 heures : Jean-Baptiste Amadieu m’emmena dans la salle de séminaire. Et je fus frappée par la gentillesse et la fraîcheur des visages étudiants.

Deux heures nous attendaient.

J’ai tenu à parler d’argent, parce que la Maison Malo Quirvane est une entreprise (une SAS) et parce que la première des censures est occasionnée par le manque d’argent. Aussi ai-je rappelé que l’écriture a été inventée par des comptables, pour des comptables, à Sumer il y a bien longtemps.

J’ai décrit le fonctionnement économique de notre Maison de négoce, évoqué la chaîne du livre, la Loi sur le prix unique avec ses grandeurs ET ses défauts, la diffusion-distribution et mes choix à ce sujet. Mes choix, guidés par un désir de liberté éditoriale et de trésorerie maîtrisée, qui, après trois ans, m’ont poussée à assurer mes revenus par un autre travail. Certes, cet autre travail prend du temps ; mais les nuits sont tellement meilleures que la Maison de négoce Malo Quirvane y gagne en sérénité. Réduire la voilure, s’autoriser des temps calmes, déployer le souffle.

(Et cette question, comme une mouche qui vole dans le silence du temps long : un éditeur salarié qui doit rendre des comptes à des directeurs, fait-il le même métier qu’Auguste Poulet-Malassis ? Un éditeur salarié, passant de maison en maison souvent, qui n’a mis aucun argent personnel dans la maison d’édition qui le paye, exerce-t-il le même métier que Gaston Gallimard ?)

L’éditeur, ce censeur ? Je crois que oui. J’ai tourné autour de six pots de censure, en suivant le chemin de mon expérience personnelle :

La censure juridique

J’ai découvert la censure dans la bibliothèque de mon grand’père. J’y trouvai par un long jour d’été pluvieux des années 1990, un livre (sur la Yougoslavie) publié sous la troisième République et dont certains passages étaient caviardés : des suites de petits points à la place des phrases interdites. D’abord, mon choc moral. Puis la remarque de ma mère : « Je ne pense pas que la liberté d’expression soit plus grande aujourd’hui qu’à cette époque».

Presque trente ans plus tard, ma reprise de ces petits points dans le livre PORNO, dont certains passages, contrevenant à la loi, étaient impubliables. Des confrères éditeurs, au cours d’un dîner dans un appartement mal chauffé de la rue Pascal, m’ont reproché cette censure objective. Je leur ai dit : mais vous, vous les auriez publiés, ces passages interdits ? Réponse : évidemment non, nous aurions refusé le livre. Donc, pour ne pas montrer qu’un livre est impubliable dans son entièreté, ces confrères préféraient ne pas le mettre au jour tandis que je choisis de le publier caviardé. Pour ne pas censurer, ils refusaient de publier. Pour publier, j’ai censuré.

La censure stylistique

En quelques secondes sur wikipédia, on trouve qu’en latin, le sens primaire du verbe censere avait une valeur religieuse : « déclarer solennellement et selon les formes ». Son sens secondaire a été « jugé, évalué » avec les mots censor et censura, qui ont pris aussi le sens de « critique.

En ce sens, oui, je censure et je considère même que « déclarer solennellement et selon les formes » est l’apport principal du livre à compte d’éditeur (par rapport au livre auto-publié).

Mes remarques stylistiques concernent en général la péremption : lorsqu’une tournure de phrase ou une référence m’apparaît complètement contemporaine, incapable de traverser les années, j’argumente très sérieusement face à l’auteur. En général, ce dernier convient qu’on peut garder l’esprit en offrant une plus grande intemporalité à la phrase ou en explicitant le contexte. Mais j’ai connu de grandes galères avec des auteurs têtus. Qui a raison ou tort ? Peu importe. L’auteur se croit tout puissant et méprise l’éditeur qui ne comprend pas son œuvre. L’éditrice sait qu’elle ne sera pas capable de défendre ni heureuse de fabriquer et de vendre un texte dans lequel elle distingue des médiocrités à surmonter.

La censure et la qualité artistique 

Contrairement à l’opinion, « populaire » chez les artistes, que leur liberté est un gage de qualité, de grandes dictatures ont été des sources de beauté artistiques extraordinaires… inégalées. Le grand siècle français, la Russie soviétique en sont les exemples les plus évidents. Que cela ne nous empêche pas d’apprécier les libertés publiques et individuelles ! Se souvenir simplement qu’elles ne garantissent pas l’excellence artistique et que parfois, même, elles ne permettent pas d’affûter les plumes et les pinceaux. Contrainte est mère de toutes les beautés.

La censure et le financement

Ne pas oublier que l’art a toujours un financement et une destination. Ce financement et cette destination constituent de puissantes directions. Cela ne concerne pas seulement l’art sous dictature ou sous régime aristocratique, mais aussi en République démocratique : de nos jours, les artistes et écrivains ont autant besoin de manger que sous Louis XIV et leur art est autant orienté par leur ventre qu’au XVII ème siècle.

L’autocensure, les médias, la mode idéologique du moment

De récentes études témoignent que l’autocensure est reconnue par plus de la moitié des personnes interrogées, mais comment pourrait-il en être autrement ? Personne ne peut ignorer la mode, les choix des financeurs, des médias et du public. Dès lors, l’auteur ne peut qu’en jouer, il peut décider d’opter pour un risque d’invisibilité, un choix de sulfure ou un choix d’air du temps. L’invisibilité est un risque pour sa carrière, la sulfure est un risque pour sa vie personnelle (mais porteur d’effets de levier), l’air du temps est une valeur sûre à court-moyen terme, mais un risque pour la qualité artistique.

La notion de catalogue

La Maison de négoce littéraire Malo Quirvane souhaite créer un catalogue. Qu’est-ce qu’un catalogue ? C’est un univers concret et fini. C’est l’impression qu’une cohérence émerge des livres qui le composent. Cette cohérence n’empêche pas la pluralité, elle indique un style, une force, une existence propre (même si non dénuée de contradictions). J’ai dit aux étudiants qu’en préparant cette intervention, j’avais eu l’idée d’insérer peut-être, dans notre catalogue, des remarques sur les livres que nous avons refusés ou que nous ne ferions jamais… Ou sur ceux que nous voudrions créer mais que nous ne parvenons pas à mettre au jour. Le catalogue d’une maison est la somme des choix et des refus ; les refus sont plus nombreux. Chez Malo Quirvane, nous créons notre catalogue sur la base de nos collections, précises et contraignantes, nous tablons sur le fait que, même à travers les défauts de qualité dans lesquels nous sombrons quelquefois malgré nous, « c’est la série qui fait sens ».

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